lundi 16 février 2015

La roche et la forêt

Angkor, le 16 février

Au commencement, était une grande forêt. Les racines des grands arbres s'enfonçaient solidement dans le grès à travers l'humus déposé au fil des siècles.


Un jour, la roche se dit : "Pourquoi moi aussi ne puis-je monter comme les arbres vers le ciel et les dieux, au lieu de seulement leur servir de socle ?" Alors, la roche se tordit, se contorsionna, se crispa, pour tenter de créer des montagnes, au moins des collines.
Elle se rendit compte qu'il lui faudrait pour cela des temps géologiques ; elle n'arrivait pour l'instant qu'à faire d'énormes tas de cailloux ocres, rouges et gris, dont la forme molle ne pouvait prétendre monter dignement vers le ciel.
Elle eut alors l'idée d'assembler ces pierres les unes sur les autres pour créer une verticalité. Les murs firent de petites montagnes ; les linteaux firent leur apparition. Mais la roche ne trouvait comment vaincre le poids des pierres pour dépasser les petites dimensions des galeries couvertes qu'elle construisait, indispensables au dialogue qu'elle souhaitait engager avec les dieux.
Elle édifia alors de multiples tours sur de hauts terre-pleins, rivalisant enfin avec les plus hautes cimes de la forêt. La roche se laissa aller à manifester son allégresse en couvrant ses murs d'apsaras dansantes, de singes grimaçants et de bouddhas sereins. 
Mais cette activité dérangeait les arbres dont les racines ne pouvaient plus librement s'accrocher au rocher. Une sourde lutte s'engagea entre les arbres et les pierres pour la possession du sol. Les arbres, bousculés par les murs et les poteaux, étendaient leurs racines dans les joints, s'agrippaient dans les anfractuosités pour ne pas être déséquilibrés par leurs immenses troncs. Lorsque les lianes et les racines grossissaient elles faisaient éclater les assemblages et écrouler les constructions. 

Mais là où la roche avait réussi à prendre durablement l'avantage sur la forêt, les constructions s'abimaient quand même sous l'effet du vent, de la pluie, brisant les sculptures, rompant les structures des tours. La fragilité des étroites galeries provoquait des écroulements. 
De leur côté les arbres, dans les endroits de la forêt où aucune construction n'avait été entreprise, se cassaient ou étaient déracinés sous l'effet de la foudre, du vent, ou tout simplement de l'âge.
La roche et la forêt se dirent alors : "Arrêtons notre lutte. Nous ne sommes pas des ennemis.
La fusion des constructions et des arbres est plus belle que tout ce qui existait jusque là, et c'est notre réussite commune ! Notre seul ennemi, c'est le temps ! Nous résisterons mieux ensemble contre lui !"
C'est à cette époque que l'on vit apparaître sur le sommet des tours, comme sur la surface d'une eau à peine troublée, ce sourire énigmatique et serein devant l'éternité. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire